NAPLES GRANDEUR ET DÉCADENCE
Avec le temps, ils vont bien finir par s’y habituer. Et alors, Giovanni Ignoffo et ses camarades ne seront probablement plus pris par cette sensation bizarre en entrant sur le terrain. Une drôle de sensation où se mêlent peur, excitation, respect, inconscience et nostalgie. Car c’est un peu ce qui arrive tous les quinze jours à ces joueurs au maillot bleu,azzurro comme on dit là-bas, lorsque leur équipe évolue à domicile. Quelle équipe ? Le Napoli Soccer, pensionnaire du groupe B de Serie C 1 (l’équivalent italien du National) et héritier direct du défunt Napoli Calcio, le club qui fut celui de Diego Maradona, d’Antonio Careca, mais aussi de Laurent Blanc et d’Alain Boghossian.
Tous vous diront que c’est un sacré avantage que d’évoluer au San Paolo, cette immense arène coincée dans le quartier populaire de Fuorigrotta, dans la partie nord-ouest de Naples. Ici, la ferveur des tifosi a souvent fait des miracles, poussant les joueurs du cru à se sublimer lors des matches au sommet de Serie A ou bien à l’occasion des joutes européennes du plus prestigieux club du sud de l’Italie. Ces gradins exaltent l’histoire extraordinaire d’une équipe qui avait su défier et renverser l’ordre établi pour conquérir ce Scudetto jamais descendu en dessous de Rome.
C’était il y a dix-sept ans. Maradona et ses camarades remportaient le premier des deux Championnats d’Italie aux couleurs napolitaines. Depuis, le club a vécu des hauts et des bas. Pour être plus honnête, quelques hauts dans la première moitié des années 90, puis beaucoup de bas par la suite. Il est d’ailleurs tombé tellement bas, le Napoli, qu’il a fini par ne pas se relever et que, pour continuer l’aventure, on a dû lui trouver un nouveau nom et une place plus modeste sur l’échiquier du football italien.
Mais les Napolitains, par amour et par orgueil, animés de cette force que l’on ne trouve que dans les moments difficiles, ne l’ont pas abandonné. Et cela, les hommes de Giampiero Ventura, le nouveau patron du banc de touche du San Paolo, le constatent à chaque rencontre à domicile. Il y a dix jours, pour le compte de la 11e journée de Championnat, près de 30 000 personnes avaient conflué jusqu’à l’enceinte de Fuorigrotta. Soit la deuxième plus grosse affluence du week-end pour tout le pays, derrière un Palerme-Milan AC de Coupe d’Italie.
Un avantage que d’évoluer au San Paolo ? Pas sûr que les joueurs du Napoli Soccer aient totalement assimilé ce concept. Pour eux, cette foule, cette ferveur sont un élément peu évident à maîtriser. C’est ce que l’on a encore constaté face à
« Oh, Giovanni ! Si tu continues comme ça, tu vas remporter le Ballon d’Or ! » lance, quelques jours plus tard, Pierpaolo Marino à Ignoffo, sauveur dominical, dans le hall du Holliday Inn de Castelvolturno, quartier général du club. Le directeur général du Napoli Soccer a parfaitement compris la situation. Pour lui, cette saison en Serie C 1 ne sera pas une partie de plaisir. Pression du public, motivation de l’adversaire, chaque match s’apparente à une bataille pour ses troupes. Une bataille d’abord à remporter sur soi-même. Alors, il a choisi de dédramatiser, de jouer le carte de l’humour. Enfin, cette fois-ci, car après la défaite face à Chieti, on parlait plutôt de mise au vert permanente !
Marino était dirigeant de Naples à l’époque dorée de Maradona. C’est même lui qui, alors qu’il travaillait à Avellino, avait mis l’ingegnere Ferlaino, président du Napoli Calcio pendant une vingtaine d’années, sur la piste du transfert du Pibe de Oro, avant de se voir proposer une place dans le grand club de Campanie. La saison dernière, il œuvrait du côté de l’Udinese, mais n’a pas hésité bien longtemps à descendre de deux divisions pour prêter main forte aux Azzurri, empêtrés dans une nouvelle, inhabituelle réalité.
Un club comme Naples en Serie C, cela a vraiment de quoi choquer. De fait, si l’on excepte l’époque des pionniers (Pro Vercelli, Novese, Juve Casale) – celle d’avant la création de
Pour l’instant, les Napolitains y nagent avec plaisir. Et en masse. Si elle est parfois suffocante, l’affection dont font preuve les supporters peut se définir comme exceptionnelle. Comment qualifier autrement un public capable de se retrouver à 50 000 pour la première rencontre de Championnat, le 26 septembre dernier face au Cittadella ? Et que dire des 62 700 spectateurs payants du derby régional contre Avellino, à la mi-octobre ? Incroyable : le même week-end, aucun match de Serie A n’avait pu rivaliser avec une telle affluence, seuls le Bayern Munich (63 000 personnes pour le sommet face à Schalke 04) et Benfica (65 000 au stade de
Naples a, bien évidemment, battu tous les records de recette (près de 600 000 euros face à Avellino) et d’affluence (détenu par
En repassant devant le San Paolo, le chauffeur de confiance du club, Armandino, véritable célébrité locale, en rajoutera une couche : « Impossible de se mesurer à la passion des Napolitains ! Vous rendez-vous compte que près de 20 000 personnes ont souscrit un abonnement à l’année, plus que la capacité totale de la plupart des stades dans lesquels va jouer le Napoli cette saison en C 1 ! »
LE TRIBUNAL PRONONCE
Cet engouement n’est pas une surprise. Le public napolitain a rarement fait faux bond. Sans remonter au record de la première saison de Maradona au San Paolo (67 398 abonnés en 1984-85), on a régulièrement pu constater son attachement ces dernières années, malgré les décevantes prestations de l’équipe en Serie B. Et à Naples, personne n’oublie que, en juillet, ils étaient plus de 40 000 à s’être présentés à Fuorigrotta pour apporter leur soutien au club. Quarante mille supporters à chanter, fraterniser et espérer.
Nous sommes alors en plein cœur de l’été. Comme c’est malheureusement devenu une habitude depuis trois ans, le Napoli gâche les vacances de ses partisans en présentant une copie brouillonne devant la commission de
Adversaire l’année précédente, Luciano Gaucci apparaît pourtant tel un sauveur en cet été 2004. L’homme qui a fait venir Nakata et Kadhafi à Pérouse, se dit prêt à aider le club. Il veut s’en emparer sous la forme d’un leasing, achetant les droits sportifs sans prendre en charge les dettes. Il faut dire que le Napoli Calcio a dépassé la cote d’alerte. Les caisses sont vides, les comptes font état d’un déficit de 65 M€. Et Naldi n’est plus en mesure d’éponger le passif. En deux ans, ce respectable propriétaire d’hôtels de luxe a englouti 70 M€ pour prendre le contrôle du club et devrait en verser encore 30 pour solder les comptes avec le précédent président, Giorgio Corbelli, patron d’une société spécialiste d’enchères sur Internet, qui avait lui-même racheté le Napoli à Corrado Ferlaino.
C’est pour éviter la faillite, pour mobiliser les pouvoirs publics, que les 40 000 supporters se sont réunis au San Paolo, le 26 juillet 2004. Depuis quelques jours, Naples voit fleurir les banderoles. « Ne détruisez pas notre histoire », peut-on lire en plein cœur d’une artère des Quartieri Spagnoli, zone très populaire de Naples, non loin du centre d’entraînement de Soccavo. Dans le centre-ville, des gens d’Alleanza Nazionale – parti de droite, membre de la coalition gouvernementale – ont tapissé tous les murs avec des affiches qui précisent que : « notre bataille est le Napoli en Serie B ». En vue des élections régionales de 2005, le sort du club de foot n’est assurément pas un dossier secondaire.
Mais rien n’y fait. Le 3 août, la 7e section du tribunal de commerce de Naples prononce la mise en faillite du club. Neuf jours plus tard, le Conseil fédéral confirme l’avis de
Le Napoli ne mérite surtout pas les spéculations dont il est l’objet sur son lit d’agonisant. Des investisseurs plus ou moins sérieux ont pointé le bout de leur nez. On parle d’un milliardaire jordanien, voire d’une mystérieuse secte américaine disposant de fonds coréens. Un riche Napolitain émigré à Los Angeles se dit également prêt à sauver le club, à la seule condition qu’il se maintienne en Serie B. Fin août, il ne restera plus que trois candidats à la reprise du club en Serie C 1 : le projet Napoli FC, soutenu par Paolo Di Luca, le président de Sienne, pensionnaire de l’élite italienne ; Azzurra Calcio Napoli, un groupe conduit par Luis Vinicio, ancien joueur et entraîneur du club, qui mise sur l’actionnariat populaire ; Napoli Sport, émanation d’un pool de jeunes entrepreneurs napolitains.
Aucun ne sera retenu. Car, début septembre, un quatrième larron fait son entrée en scène : Aurelio De Laurentiis, cinquante-cinq ans, producteur cinématographique de renom (à la tête de
Malgré sa verve et ses propos triomphalistes, De Laurentiis ne brûle pas les étapes. Il s’accorde d’abord avec le tribunal de commerce de Naples pour reprendre les droits sportifs du Napoli Calcio en échange d’un investissement de 29,2 M€, écartant définitivement le spectre de la disparition pure et simple du club, et la menace de devoir repartir du plus petit échelon amateur. Le 7 septembre, le nouveau patron de Naples enregistre le feu vert du Conseil fédéral pour l’intégration du Napoli Soccer, nouvelle dénomination du club, en Serie C 1. Dix jours supplémentaires sont accordés pour le recrutement et les deux premiers matches de Championnat reportés. Le grand club du sud de l’Italie vient de renaître de ses cendres.
Si De Laurentiis apporte les fonds, la gestion au quotidien est confiée à Pierpaolo Marino. « Cela a été une grosse surprise pour moi, se souvient ce dernier. Je venais à peine de boucler le recrutement de l’Udinese pour la saison 2004-05. Début septembre, je reçois un coup de fil à 7 heures et demie du matin : c’était De Laurentiis. Je ne le connaissais que de réputation et j’ai d’abord pensé à une plaisanterie. Mais il m’a vite convaincu en m’exposant mille choses sur ses activités, ses projets. Nous nous sommes vus en Suisse, où il tournait un film, et nous avons passé une nuit entière à discuter de la reprise du Napoli. En repartant, j’étais conquis. »
A Marino le soin de superviser l’installation de l’équipe dans le nouveau centre sportif, le Village de Varcaturo, à une vingtaine de minutes du San Paolo. De constituer le staff technique autour de Giampiero Ventura, préféré à Giovanni Vavassori, ancien joueur du Napoli. Et, surtout, de bâtir un effectif immédiatement compétitif pour envisager la remontée en Serie B au terme de la présente saison.
Si, aujourd’hui, bien calé dans un fauteuil de son QG, Marino affiche un beau sourire, alors qu’à quelques mètres ses joueurs se défient en toute tranquillité au billard, il sait très bien que cette mission comporte de très gros risques, que le Napoli a beaucoup à perdre et que sa marge d’erreur est minime. «
Naples dispose-t-il véritablement d’un groupe pour remonter ? Marino fait un aveu : « Le marché étant déjà clos pour tous les autres clubs, nous n’avons pu obtenir la plupart des joueurs désirés. Du coup, nous avons dû recruter ceux qui, pour une raison ou pour une autre, avaient été mis de côté, récupérant quand même des éléments valeureux. Et surtout, nous avons constitué un groupe jeune, 24 ans de moyenne d’âge, alors qu’elle est de quatre ans plus élevée dans notre Championnat. »
A Naples, au-delà de l’enthousiasme des supporters au stade (pas si aveugles que ça : les joueurs ont déjà eu le droit à quelques broncas), la plupart des observateurs se gardent bien de pécher par excès de confiance, de considérer le Napoli déjà en Serie B. Chacun campe sur une prudente réserve, comme Antonio Juliano, ancien milieu de terrain puis directeur sportif du club (il a notamment participé au transfert de Maradona au pied du Vésuve) : « Le futur du club est encore flou. Tout le monde rêve de Serie A, ce qui est logique pour une cité comme Naples, mais il faudra gagner la première étape, c’est-à-dire le Championnat de C 1 et ça ne sera pas facile. Lorsque l’équipe a été inscrite, certains pensaient probablement que les Azzurri allaient gagner tous les matches. Ils se sont trompés. Nous allons devoir transpirer jusqu’au bout. »
Angelo Rossi, spécialiste du Napoli au quotidien Tuttosport, est encore plus explicite : « Entre prêts et contrats rachetés à moitié, la nouvelle équipe n’a coûté qu’un petit million d’euros. Beaucoup de joueurs ont accepté de renoncer à
De Laurentiis et Marino n’y songent même pas. « Comme notre président l’a déjà déclaré, intervient le directeur général du Napoli Soccer, nous avons tracé un plan de cinq ans au bout duquel nous espérons être européens. Au niveau structurel, notre objectif est de transformer le club en “ public company ”, par le biais de la cotation en Bourse ou sous une autre forme : le Napoli appartiendra à ses supporters, à tous ceux qui le soutiennent. Avec, bien sûr, à la base un patron économiquement viable pour en assurer la pérennité, Aurelio De Laurentiis. Je pense sincèrement que son arrivée va signifier un tournant décisif pour le club. C’est un véritable expert des droits liés au sport. Il a des projets ambitieux pour la télévision, l’UMTS, le digital terrestre, Internet... En quelques semaines, il a réussi à acheter les droits télé pour
Ce modèle est-il viable ? Le contexte économique du football italien, pas très réjouissant dans son ensemble, s’y prête-t-il ? A Naples, échaudé par un changement de siècle chaotique, on aurait tendance à se méfier, faute notamment à l’expérience désastreuse des Corbelli et Naldi. « Il serait injuste de leur jeter la pierre, estimait voilà peu Corrado Ferlaino. Les problèmes de Naples étaient ceux de tout un système. Presque tous les clubs se sont endettés pour assurer les salaires des joueurs. Ces derniers ont exigé des salaires élevés sans s’intéresser à la situation de leurs clubs respectifs, au fait que les droits télé sont allés presque exclusivement dans les poches de quelques-uns au détriment de la majorité. Qui a cédé à la pression des joueurs et supporters l’a payé très cher. Aujourd’hui, plus personne ne peut rivaliser économiquement avec Juve, Milan et Inter. Naples ? Vu ses coûts de revient, il ne pouvait supporter au maximum qu’une saison en B, pas les cinq qu’il a dû subir en six ans. »
« Il est évident que l’avènement des droits télé cryptés a desservi le Napoli, estime, lui aussi, Antonio Juliano. Tant que les recettes aux guichets constituaient la plus grosse partie du budget, Naples, grâce à son incomparable ferveur populaire, pouvait lutter presque à armes égales. Ensuite, cela n’a plus été possible. » La crise économique qui a durement touché la région au début des années 90, les problèmes sociaux (violence, chômage, criminalité organisée) qui affligent chaque jour un peu plus la plus grande ville du sud de la péninsule, ont fait le reste, accompagnant le club dans un état de sinistrose permanente. Jusqu’à la mise à mort en été 2004.
« C’est pour cela que l’arrivée de De Laurentiis a été vécue comme une libération par les supporters, souligne Angelo Rossi. Il a su imposer un consensus autour de son nom. Mais l’on manque encore de recul pour évaluer la qualité de ses programmes. » Certains restent perplexes, se demandant pourquoi le producteur agit aujourd’hui alors que, en 1999, il s’était dit prêt à reprendre le club pour 50 M€, pour ensuite ne s’intéresser qu’à un rachat partiel. « Des hypothèses ont alors vu le jour, poursuit Rossi : De Laurentiis aurait pu intervenir poussé par Silvio Berlusconi en personne, sachant que le nouveau président de Naples entretient d’excellents rapports avec Adriano Galliani (vice-président du Milan AC). »
D’autre part, de nombreux tifosi se demandent pourquoi De Laurentiis n’est pas intervenu quelques jours avant la mise en faillite du club. « Tout simplement parce que, ainsi, il n’a pas eu à éponger les dettes et a pu repartir de zéro », estime Rossi. Pas sûr que la chose ait été facilement digérée par quelques-uns des habitués du San Paolo. Pour eux, la descente en Serie C 1 est une honte qu’il sera impossible de gommer.
A. F. et R. N.
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